Mars/Avril

Samedi 18 mars
Je délaisse, à nuitée, l'obèse Lutèce pour rejoindre Laon l'aérienne. Karl doit me pêcher sur le quai, avant que je me détrempe sous une maousse saucée venue du ciel.
Je suis avare d'écriture ces temps-ci. La combinaison d'une inspiration flageolante et d'un planning surchargé par mes dossiers littéraires, mes épreuves orales délestées, dont je sors depuis peu, et mes diverses rencontres amicales obstruent toute diversion.
Ce soir, je force ma tendance, face à une actualité politique, judiciaire et économique saillante.

La campagne présidentielle nous offre une dramaturgie puissamment entretenue par Big Média. La terreur sondagière encense, puis décapite, sans discussion possible, les prétendants de la Marianne gérontophile. Édouard Balladur, hier porté aux nues, n'a plus qu'à ruminer sa déchéance annoncée. C'est tout juste s'il ne va pas être mis en examen pour avoir cru en sa destinée nationale et en la qualité de son bilan gouvernemental. Je ne me souviens pas que le fond idéologique soit autant passé par l'opportunisme d'une carrière à assurer.
Chirac, nettement plus charismatique que son ancien compère, joue le bon père aux vertus sociales. Peu importent les contradictions notoires, les trahisons à la mexicaine version Sergio Leone, la foire aux jeux de massacre est ouverte.


Mercredi 29 mars
Dans le train de Reims en partance pour Lutèce, je suis bougon et passablement sur les nerfs.
Un rendez-vous avec une collaboratrice du maire de Sillery pour notre projet d'exhumation d'un magnifique ouvrage sur l'histoire de la localité. L'entretien s'amorce favorablement, mais je sens bien n'avoir affaire qu'à une subordonnée. Elle m'informe de la présence du premier magistrat de la ville. Faisons-le monter que diable ! je m'exclame in petto. La belle opportunité que voilà. Un peu d'attente et voilà que paraît une contrefaçon physique du comédien Victor Lanoux, plus doux d'expression.
D'un coup le tableau se noircit : la réédition de cette œuvre ne figure pas dans leur priorité. Le jus ne passe pas, en clair. Suivent la flopée de justifications diplomatiques et la pommade réparatrice pour mieux faire passer la pilule. Leur priorité, dans la décennie qui vient, c'est qu'un érudit du coin rédige l'histoire contemporaine de Sillery. Là, quel pied ! En revanche, mettre de suite à la portée des habitants le lointain passé de leur terre, zob, nenni dans la foufouille et pour le patrimoine local. La ville restera avec son unique exemplaire de l'original exposé à l'entrée de la mairie, impalpable dans sa reliure de cuir.
Moi j'aurais gâché mon temps, compensé tout de même par les recherches fructueuses menées à la bibliothèque municipale de Reims et le prêt par son conservateur de l'original du livre de Maurice Dommanget, La Révolution dans le canton de Neuilly-Saint-Front, qui doit paraître en avril.
Hier, discussion toute l'après-midi avec Heïm, dans un enivrement enchanteur. La dimension personnelle de ses confidences et de ses interrogations m'a touché au fond.


Mercredi 6 avril
Levé à cinq heures pour renifler à nouveau l'obèse Lutèce. Depuis le week-end dernier, je n'ai plus de Purgatoire. La transaction tentée avec la Sagéco pour conserver cet appartement parisien n'a pas abouti. Leur chef du contentieux, un malin, ne voyait aucun inconvénient à ce que je leur règle les dettes locatives accumulées, que j'occupe de fait les lieux, mais ne pouvait me signer un contrat à mon nom. Le bail de Maddy ayant été judiciairement résilié, la négociation aboutissait à ce que je tende mon derrière en espérant ne pas recevoir le coup de panard expulsatoire. Trop risqué, vu l'interlocuteur.
Premier drame à Au depuis notre installation. Maurice M. a rendu l'âme dans la nuit du quatre au cinq avril. Il ne reste plus qu'une hideuse carcasse cadavérique que Heïm est allé embrasser hier, en hommage à l'affection et à l'admiration que Maurice lui témoignait.
Maurice a été l'un des premiers employés de Heïm au château. Il a participé activement à la renaissance de cette propriété qui lui doit une parcelle de sa magnificence. Usé par l'alcool et par ses problèmes familiaux, le bougre n'a pas résisté. A 55 ans, son foie a éclaté.
Vendredi, à 15 heures, Heïm assistera, avec Vanessa et Hubert, à la messe funéraire donnée à l'église du village.
Le premier tour des élections présidentielles nous réserve de bien flasques surprises. La tendance gesticulatoire des quelques tribuns en lice nous fait presque regretter Fanfan mité.
A propos du chef de l'État sortant, Heïm nous a rapporté le contenu d'un ouvrage détonant commis par l'ancien député Pesquet, principal instigateur du faux attentat de l'Observatoire contre François Mitterrand en 1959.
L'homme aux deux septennats, lorsqu'il assumait les fonctions de ministre de l'intérieur, avait rassemblé suffisamment d'éléments pour décapiter le père de l'éna, Michel Debré, futur artisan de la Constitution de la Ve République. Pas un mince gibier donc. Debré, mis au parfum, vint pleurnicher dans le bureau du ministre, le suppliant de ne pas révéler l'affaire.
Quelques années plus tard, ce même Debré, le vent en poupe, décide d'achever politiquement le Mitterrand en phase descendante. Il charge son ami Pesquet d'amener le futur Président à la bonne idée d'un faux attentat qui pourrait le remettre à l'avant-scène médiatique. « Il faudrait faire en sorte que l'idée vienne de lui » comme dans le film L'aile ou la cuisse de Zidi. Pesquier remplit sa mission d'approche et de suggestion, et c'est Abel Dahuron, cousin par alliance de Heïm, qui sera l'organisateur pratique de l'attentat. Celui-ci sera bien évidemment révélé très vite comme un faux.


Samedi 8 avril
Peu importe ce qui subsistera de mes griffonnages, lorsque les vers m'auront bouffé jusqu'au trognon, ne compte que le plaisir malade que je m'accorde à ces instants. Je m’attache à décom­po­ser, déstructurer les situations pour dégorger la purulence que je cultive depuis tout petiot. Ma misanthropie s'épanouit sur une incapacité à satisfaire de piètres plaisirs.
Foutre au fond.
Rencontre fortuite avec le professeur Choron.
Grosse daube au fond de la gorge qui obstrue toute inventivité.
Combiner l'élimination de la crasse humaine avec les techniques raffinées du siècle.
De l'emmurement à l'écartèlement, de la décapitation à l'égorgement, des tripes à l'air à l’écharnement le plus ignoble : la satisfaction de dénicher son péché mignon.
Ma constitution mentale, en proie aux malheurs, m'incite à fixer ma détermination vers l'acte le plus hideux.
Les rogatons de la vie m'incommodent.
Il suffit qu'une humanité se dégage d'une figure pour que mon innommable nature, encline à l'abominable, s'apaise.
D'où l'émotion authentique peut-elle émaner ? Limoges fourmille de demoiselles charmantes, rayonnantes, magnifiques, de tous côtés : leur regard témoigne de ces qualités premières qui les animent.
Comment accrocher un instant éphémère où l'on croît déceler quelque chose ? Grosse foutaise dans le fion, rien n'est possible quand l'immonde m'anime.
Je m'étripe au pilori, sans pouvoir m'extraire d'un avachissement odieux. Dangereux pour les autres. Peut-être qu'un jour une rupture de personnalité me fera glisser vers un petit massacre individuel.
Je m'ingurgite une Poire Williams, puis une vodka, pour supporter la mauvaise allure de mon âme et l'insupportable légèreté des alentours.
Pitoyable environnement qui ne peut me convenir. Sur le mur de la gargote enjolivée, de grosses inscriptions du professeur : « A Limoges, ville de cons et de porcelaine ». Je l'étreindrais le Choron à sodomiser.
La limite humaine, dans mon cas d'espèce, ne devrait pas être testée, de crainte d'aboutir aux plus extrêmes réactions.
L'écriture est le seul moyen trouvé pour que je ne devienne pas un barbare, une ordure violente, sanguinaire. Je comprends mieux mon malaise, lorsqu'on me décrit des plaies sanguinolentes. C'est un goût profond et refoulé pour le sang à verser, pour traquer la viscère à répandre. Délire m'objectera-t-on ? Flasques du tronc et du cortex : rien à tirer des verbalisateurs sans épaisseur humaine.
L'absolu, cette quête, peut exister dans l'enflement négatif de sa nature. Déviance certes, mais l'intégrité est le respect sans concession de ses objectifs. Je ne tiens à aucune sorte de relation. Je conchie la convivialité, ma gerbe atteindrait les cieux, si la convenance ne m'obligeait au jeu social.
Eviter de finir trop vite cadavre.


Dimanche 9 avril
Je quitte Limoges en compagnie d'un nombre conséquent d'auteurs qui ont participé au salon du livre. Le paysage aux formes arrondies défilent avant que l'obèse Lutèce ne m'ouvre son antre nauséabonde pour la nuit.
L'aberration de ce que j'ai écrit hier ne laisse aucun doute, je l'espère, sur la caricature d'un état morose, passagèrement dégradé. Un jeu d'écriture et de delirium, c'est tout. Quoique...


Samedi 22 avril
Comme une estafilade éphémère, le tgv traverse mon pays à destination de Montpellier. Trois jours pour concentrer ma tendresse à une grand-mère adorable, mais fatiguée par la sédentarisation imposée et la monotonie du quotidien.
Benjamine à la maison des chenus de Fontès, digne pour sa survie, lucide pour son intégrité, elle ne s'acclimate pas aux hurlements nocturnes, aux stigmates de la décrépitude, aux débilitantes mimiques des trognes fripées, à la mouvance pénible de corps plus terrestres que jamais, aux dérives de comportements, signe non plus de singularités roboratives, mais de l’atroce déliquescence d'esprits en sursis.
Ce samedi soir, promenade entre chien et loup dans les rues de Fontès. A la veille du premier tour des élections présidentielles, je goûte au silence du petit village. Assis près de l'église moyenâgeuse, les mains un peu engourdies, je trace sur un papelard plié ces quelques signes peu inspirés.
Cette tendance à déambuler seul, suivant l'instinct, me réserve parfois d'extrêmes émotions.
Reprendre conscience de l'espace-temps naturel, écouter les bruissements démultipliés de la faune nocturne, regarder le cimetière magnifique aux cyprès bien rangés, là où repose mon grand-père. Une petite boule d'angoisse germe en songeant au temps trop bref accordé.
Ici, en cet antre ouvert sur les cieux, à la minute où je ne distingue plus l’extrémité de ma plume, j'aborde une certaine forme de quiétude.
Retour au centre du village. Les pas crissent. L'artère centrale éclairée comme un boulevard parisien. Seules vies sur l'asphalte : quatre jeunes près d'une Renault cinq rouge, la sono poussée au max, les basses vrombissantes, programmes identiques à ceux de l'Aisne et de l'obèse Lutèce : techno, daube de premier choix qui excite le branleur de médiocre acabit. Trépidation quand tu nous mènes...


Vendredi 28 avril
Suite des impressions sur le Traité de chevalerie [L’Eternel masculin] de Jacqueline Kelen :
L'inextricable avachissement de l'Occident démocratisé justifie pour le commun l'impossible référence à certaines conceptions d'existence.
Comment promouvoir le sens de la loyauté, le devoir d'assainir son terreau pourri. Bâtir ou saccager, pourquoi se cantonner à la molle compromission ? Un illuminé a griffonné sur un mur près de la docte Sorbonne « Pille, vole, tue, mais ne vote pas ». Enfin un conseil raisonnable.
L'intolérable crasse ambiante porte à cultiver le sens guerrier et toutes les vertus qui s'y accolent.
Sagesse du propos vaut mieux qu'outrance éperdue, soit. Mais une nouvelle hiérarchisation des valeurs s'imposera difficilement, si le soutien a la forme d'un intellectualisme doucereux.
Sans ambages, édifier de nouveaux réflexes aux antipodes du discours gélifié des prétendants élyséens.
Avant tout, l'impeccabilité d'une vie, avec ses combats et ses peines, ses victoires et ses échecs noblement assumés, ses folies enivrantes et sa profonde générosité, son instinctive intégrité et ses devoirs honorés, cet insatiable appétit de construire.



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Mlle Jacqueline Kelen
[...] 75012 Paris
Au, le 28 avril 1995

Chère Jacqueline,
C’est par la plume que je veux vous transmettre mon émerveillement à la lecture de votre Eternel masculin. Harassé de tous côtés par mille affaires, j’ai pris le parti de le découvrir progressivement, et non d’une traite sous la lune. Comme pour une fine gourmandise, je ne me presse pas, mais avant même d’avoir atteint le tiers, je tiens à vous témoigner mon enthousiasme.
La devise heïmienne dans laquelle je me suis reconnu depuis tout petiot est un hommage à ce que vous défendez : fidélité, intégrité, honneur - ni dieu, ni maître, ni Marx. Les axes fondamentaux qui ont bercé mes innocentes années ne dérogent pas à cette éternité : loyauté, courage, sens de la responsabilité, aristocratisme libertaire, sens de la dérision, générosité fondamentale et non paradante, etc. Le pèlerin, avec son bâton, à la quête de l’absolu reste un modèle fétiche.
Quel réconfort de savoir qu’un esprit féminin comme le vôtre, de cette qualité, de cette profondeur galvanisée, puisse exister en cette fin de siècle, et que d’autres se reconnaîtront dans vos écrits. Big Média n’aura pas réussi à imposer jusque dans les moindres recoins ses tics idéologiques et son Pote système. Ouf, ouf !
A la grandeur de votre vision s’attache et s’ajoute un amour absolu, presque jubilatoire, de la langue française. Toujours alerte, depuis la réflexion ou la narration la plus profonde, la plus détaillée, jusqu'à l’indignation sans concession. Votre style littéraire m’enchante. Voilà tout.
Panégyrique s’il en est, mon caractère pamphlétaire et passionné y est probablement pour quelque chose.
Brèves impressions instinctives pour une découverte en cours, je vous promets d’approfondir sitôt mon vagabondage entre vos pages achevé. (Pardon pour les éventuelles fautes, je vous écris dans un train à l’aube naissante.)
Au plaisir de vous lire, et avec toutes mes amitiés.

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