Janvier-Février

Lundi 9 janvier
La nauséeuse année 1994 a fichu le camp, bien m'en fasse. J'espère que celle-ci laissera germer quelques positives orientations. Un peu, un chouïa de béatitude ronronnante, juste pour reposer les nerfs, voilà mon vœu le plus ardent.
Heïm va très mal physiquement, et le moral n'est pas meilleur. Les trahisons, les crasses, les échecs de ses proches l'indignent, l'affectent au plus profond, jusqu'au prix de sa vie. A la tête du mouvement, Sally s'est illustrée dimanche dernier par une nouvelle provocation. En plein repas familial, elle est appelée au téléphone par une accointance professionnelle et s'absente un long quart d'heure sans la moindre gêne. Attitude inacceptable ou inconscience de la situation dramatique à ne surtout pas attiser par ses faiblesses et ses frustrations imbéciles. A moins que l'effronterie n'aille jusqu'à l'intention de nuire.
Pondu enfin ma première chronique pour le gratuit de Maryline R. :


Brûlant hommage à Bruni

Mon premier grattage pour ces pages devait imploser par la cristallisation des méfaits actuels. L'engorgement des af­faires foireuses, des piètres deli­rium politiques, des ras de crasse toutes catégories aurait soulagé sans peine mon besoin de charcutage pam­phlétaire. Non, point.
Bien que rarement éclairé par Big Média cathodique, je focalise ma plume sur l'image d'une âme incarnée dans un corps sirènéen.
Carla Bruni chez Laurent Boyer sou­lage une petite heure mes fureurs douloureuses sur les glauques qui transmuent notre terre en vieille croûte pustu­leuse. La féminité de la demoi­selle se conjugue à une lucidité sans concession et à une généro­sité sans parade. Le bonheur épuré nous irrigue à la seule vue du top mo­del.
Peu importe les ronchons frisottés qui fusillent nos Schif­fer, je suis moi d'instinct porté vers la beauté et non la diffor­mité, comme vers la construction et point le saccage, l'intelligence et non l'oligophrénie, l'authenti­cité et point la révolte de tiroir-caisse.
Je ne connais rien de la belle Bruni, et je n'inscris que les impressions brutes comme pour une première ren­contre. Pas une once de lourdeur, d'incon­gruité, de complaisance ou de vulgarité dans toute sa prestation. Féminité, légèreté, grâce, humour, sens de l’auto­critique, et j'en passe. Peut-être ai-je été berné comme un primaire couillon, mais avec quel ta­lent ! Il faudrait alors ajouter à ses dons la génialité.
Vraie prouesse de varier les attitudes et les propos en maîtrisant chaque émanation de soi. D'une chansonnette murmurée dans un timbre envoûtant, à la bataille de polochons improvisée, en passant par la petite course en plein air hissée sur les épaules du gentil Boyer, les facettes étonnantes de la jeune femme se confirment dans son discours sur le mariage, son mé­tier, les hommes, son avenir, ses pa­rents adorés, etc.
Panégyrique s'il en est. La passion reste ma règle de la haine à la su­blimation. Exit les pâlots du cortex !

Démocrite Plancton

Samedi 21 janvier
17h44, train en partance pour Laon.
Mollasson depuis ce début d'année, je n'ai pas beaucoup fréquenté ces pages. Aucun état créatif, je me trouve fade. Si l'heure des grandes résolutions s’annonçait, je me promettrais le nettoyage intégral de mon existence et la refonte totale de ma psychologie. Les notions de courage, d'intégrité, de passion, de rigueur, de pétillement, de transcendance doivent éclairer de nouveau mes horizons. Aux échoués les amertumes, les regrets et l'effondrement progressif de la personnalité.
Malgré les tourments que je traverse, mille projets s'offrent à moi. Je ne peux laisser défiler les années et voir poindre la trentaine sans réaction salvatrice. Hardi mon gars ! secoue-toi les grelots sur tous les fronts.
La seru et Odilivre, en cours de liquidation, ont fait l'objet d'un avis de vérification de comptabilité. Lundi dernier je me suis rendu en compagnie de deux inspecteurs des impôts à la spga, société chargée par le mandataire-liquidateur de conserver les archives des deux sociétés. Plutôt allergique à l'univers fiscqueux, j'ai trouvé les deux hommes sympathiques et compréhensifs. J'espère que leur rapport confirmera cette première impression.
Après un passage d'une journée à Au, je me suis rendu au Lude, petite commune de la Sarthe. Nous sortons fin janvier un ouvrage sur l'histoire de la ville et de son château. Très touristique l'été, la commune hiberne en hiver. J'attends avec appréhension les résultats de mon action commando pour sponsoriser notre projet.
Dès le jeudi, je me rends à Rouen, notamment pour enregistrer une interview à Radio-France Normandie. La promotion de La Terreur à Rouen suit son cours, dans l'attente de ventes conséquentes.
Revu Aurore. Quelle agréable jeune fille. Je suis malgré moi toujours un peu amoureux d'elle.

La tentative d'ébullition des débats politiques en vue de l'élection présidentielle n'a pas dépassé le microcosme concerné. Les branle-bas de combat ne suscitent pas plus qu'un pas de charentaise. Un sujet plus vivifiant, tout de même, perce un bout de la pellicule figée. Balladur et Chirac nous concoctent un classique du théâtre de boulevard, ce qui colore leur prétendu sacerdoce pour la France d'un plus éclatant artifice. Combien le Grand de Gaulle aurait corrigé les responsables de ces enfantillages !
A gauche, les prétendants au trône élyséen n’inspire rien de salvateur : Jack Lang en proie à des parcelles de lucidité sur ses capacités de meneur légitime ; Henri Emmanuelli et ses courbes faciales qui le rapprochent irrésistiblement du patibulaire ; Lionel Jospin à l'antipode du précédent, mais qui semble trop translucide pour résister à l'épreuve suprême ; Robert Hue du pcf, idéal en nain de jardin, inimaginable en Chef de l'État. Esquisses faciles de quelques gourmands du pouvoir, peut-être. Mais à écouter leur rabâchage sur les réformes à accomplir, les desseins à projeter, les priorités à traiter, je les soupçonne d'une plus insidieuse facilité : celle de la démagogie ronflante qui berce le bon pôple intelligent, éclairé et travailleur insistent-ils ; ben voyons...
Impuissant face à ce système, même en usant d'une violence isolée et suicidaire, je laisse ces quelques incisions pamphlétaires sur les trompeurs de la Marianne à la raie publique.

Dimanche 4 février
Je suis un habitué des retrouvailles inattendues.
Vendredi 27 janvier j'assiste, comme à l'habitude, aux travaux dirigés de 18h à 21h. Le droit fiscal des affaires se déroule sans incident, moi d'une humeur un peu renfrognée. Un quart d'heure après le début du cours de comptabilité, matière abhorrée, j'entends la porte de la salle s'ouvrir et une petite voix qui s'excuse auprès du chargé de TD.
Je reconnais le timbre, je me retourne d'un coup, sans y croire : Kate !!! Là, devant moi. Nos regards se croisent, des rougeurs montent en nous. Elle vient pour une remise à niveau, de manière exceptionnelle. Nous ne nous étions pas revu depuis notre rupture, en octobre 1993.
Difficile pour moi de me concentrer pour le cours. Nous discutons une dizaine de minutes à la fin de la séance.

Lundi 13 février
Il est 1h33 en ce lundi naissant. Je sors de deux heures et demi d'une lecture avide et bouleversante.
Sur ma demande empressée, quelques jours auparavant, Monique m'a donné hier soir un gros dossier bleu contenant les feuilles volantes de Grand-Mère est morte écrites par François Richard. Heïm nous avait vanté l'extrême qualité du texte et de l'homme (son ami) qu'il révèle.
Je suis encore tout retourné par cette plongée au cœur du drame familial. L'écriture de François tourneboule le curieux qui s'y attarde et ne le lâche plus. Je suis littéralement bercé, puis brusqué, ému et attendri, grave et enchanté par le récit d'un homme aux fibres authentiques, épuré et multiple dans son approche de l'événement morbide et du rite qu'il entraîne, des doutes et des obsessions qu'il suscite. La pâte humaine, les rapports humains multiples à décrire, les émotions et les sensations à transmettre, toutes les alchimies complexes du cœur, de la raison et de l'âme sont transcendées par cette expression d'honnête homme, à l'assise culturelle inébranlable, qui atteint la vraie simplicité : celle qui va de soi et grandit l'intelligence de l'être.
Je croyais rejoindre le sommeil, mais cette lecture, encore sonore dans mon crâne, avive mes sens. J'éprouve, sans pouvoir l'expliquer correctement, un bonheur profond de vivre après avoir dévoré ce texte, dans un genre littéraire que j'affectionne de plus en plus, le témoignage presque sur le vif. Mais pour toucher dans le mille, le témoin doit être impliqué sans retenue et présenter des qualités humaines fondamentales : intégrité, fidélité, honneur selon le triptyque heïmien.
Peu d'ouvrages m'ont à ce point accroché les tripes. La Lettre de Heïm bien sûr et avant tout, fabuleuse aventure d'écriture et vertigineux révélateur d'un homme d'exception ; Léon Bloy, Céline, Léautaud et Antonin Artaud avec son Ombilic des limbes. C'est à peu près tout.

Mercredi 22 février
0h21. Dans tous les domaines les événements s'accumulent aux quatre coins d'une mémoire défaillante. Je ne me consacre plus tellement à l'écriture, mais bien plutôt, dès qu'un instant à l'échappée se présente, à la correction approfondie de ce qui existe déjà et que je rassemble sous le titre Un gâchis exemplaire.
La dernière révélation sur la folingue Alice et son balourd hippo Leborgne conforte l'idée d'une paire de fripouilles malhonnêtes de petite envergure.
Depuis le 7 octobre 1994, par contrat déposé chez maître Xavier D., notaire à Chartres, les compères se sont unis pour le pire sous le régime de la séparation de biens. Mlle B. dite Heïm, épouse Leborgne : nouvelle identité de la Alice morte que j'inscris sur la notification d'injonction de payer qu'un huissier de Péronne lui signifiera dès la semaine prochaine. Pauvre fille, elle a piétiné tout ce en quoi elle croyait. C'est devenu une coque vide sans plus aucune résonance humaine.
Je viens de reprendre la rédaction de ces pages à la gare de Laon, adossé aux consignes faute de siège mis à disposition, après avoir passé un repas-catharsis avec Heïm et Karl. Quelle extrême et prodigieuse chance d'avoir pu connaître Heïm. J'emmerde l'univers réticent face à la richesse incommensurable de son apport pour celui qui a l'honneur de partager une partie de son existence. Et je conchie à nouveau tous ceux qui me sous-entendraient le contraire.
Formidable passage à Cambrai cette semaine. Mon nouveau projet : ressusciter l'œuvre de l’aumônier Thénard, Quelques souvenirs de la Terreur à Cambrai. Jacques Neveu, jeune sénateur, conseiller régional et, seulement, adjoint au maire pour cause de cumul de mandats, est enthousiasmé par cette initiative culturelle. Il me donne son accord pour rédiger une préface à l'exhumation.
La conservatrice de la bibliothèque municipale me confie sans hésiter l'original de 1860, pour que nous en disposions. Je découvre une gravure intitulée Les formes acerbes, cynique représentation du tyran Joseph Lebon entre deux guillotines, juché sur un monceau de cadavres sans tête, et qui s'abreuve du sang de ses victimes. Voilà l'illustration toute désignée pour la couverture de la réédition.
Rencontre avec le père Croquelard, directeur de l'institut de lettres et d'art de l'université de Valenciennes. Il m'informe que sa thèse attend d'être publiée depuis vingt ans, alors que tous les chercheurs qui l'ont suivi s'en sont allègrement inspirés. Le tricentenaire de Fénelon à Cambrai, célébré en septembre prochain, et auquel il consacre un chapitre, serait une occasion unique d'accéder aux volontés de l'archiviste de l'archevêché de Cambrai. Le tissage des rencontres, et les perspectives qu'elles offrent, sont une garantie, certes fragile mais réelle, de la bonne poursuite de mes objectifs. En attendant la suite...
Avec quelques Bisons flûtés et quelques Martini dans le corps, je me suis accordé un petit roupillon dans le train qui me ramène vers Paris. Dès demain je repars pour Rouen afin d'enregistrer une émission à France 3 Normandie consacrée à l'ouvrage de J. Loridan que nous venons d'exhumer.
Plus alerte, je reviens quelques instants sur le couple Alice-Leborgne. Lorsque le 5 septembre 1994 Alice annonce sa relation avec le Grand tout mou, je suis intimement persuadé que son projet marital est déjà planifié. Durant des mois, elle et son compagnon auront menti à tous les gens auxquels ils se disaient liés, n'hésitant pas à dévaliser la maison de Hermione fin octobre. Lâche trahison et lamentable fuite. J'éprouve un profond dégoût pour ces tristes personnages de mauvais boulevard. La célébration du sordide accouplement s'est effectuée à la Mairie du quinzième arrondissement le 21 octobre 1994, après avoir pris la décision de se domicilier rue Bargue chez le compère Rentrop, sans l'en avertir.
C'est à se racler la gorge avant de dégobiller. Que restera-t-il de ce couple grotesque : strictement rien qu'un sale souvenir, et une déchirure de plus au fond du cœur de ceux qui ont aimé la petite princesse aux longs cheveux blonds.

Oublié de noter mon entrevue le 9 février avec l'écrivain Madeleine Chapsal qui m'a très aimablement reçu chez elle. Elle accepte de préfacer la réédition de l'ouvrage rebaptisé Eymoutiers pendant la Révolution écrit par Léon Jouhaud. Elle me fait don de plusieurs de ses livres. Parmi eux, Envoyez la petite musique... qui rassemble ses interviews des plus grands écrivains de ce siècle comme Céline, Sartre, Montherlant, Prévert, Breton, etc... Femme d'une soixantaine d'années, première épouse de J.-J. Servan-Schreiber, à l'Express pendant vingt ans, membre du jury qui décerne le prix Fémina, elle semble sympathiser avec moi. Agréable moment de découverte en tout cas.
Actualité chargée. Le translucide Jospin reprend le fanion socialiste pour les présidentielles ; Chirac se démène pour rattraper son Balla abhorré ; le Premier ministre-candidat patauge dans une affaire d'écoutes télépho­niques mijotée puis claironnée à grands coups de médias par je ne sais quel ennemi. En fait, pas si chargée que ça l'actualité intérieure.

Jeudi 23 février
Petit texte sur les œuvres organiques du vétérinaire Fragonard, cousin du peintre :
Détraqué dans les recoins de mon caractère, j'apprécie comme une morbidité nécessaire les écorchés vifs de l'autre Fragonard. La contemplation d'un cadavre figé par les résines colorées inspire ma fibre délétère. La persistance d'un regard atrophié d'étincelle, mais sublimé par sa fixité d'outre-tombe. Le crâne, le visage, révélés dans leur sculpturale expression. Le sourire écharpé dans l'attente d'une résurrection qui jamais ne le frôlera. Les corps se dressent dans une raideur extatique, projection d'une vivance abandonnée pour l'esthétisme pétrifié.
Ni dieu ni diable n'ont voulu de mon âme aujourd'hui. Ce matin, pourtant, l'occasion était bonne. Vers 9h30 je traverse le boulevard Brune qui débouche sur la porte de Vanve. En une fraction de seconde je prends conscience qu'une voiture fonce sur moi, mais trop tard : choc contre le mollet de la jambe gauche, éjection au-dessus du sol et chute sur l'asphalte. La jeune femme au volant croyait pouvoir passer à l'orange et a accéléré sur sa lancée. Je me relève aussitôt, comme euphorique d'être encore en un seul morceau, et je lui fais signe que tout semble fonctionner. Je lis l'affolement dans son regard fixe.
Un motard s'arrête et me dit : « J'ai tout vu, elle est passée au rouge ! Si vous avez besoin de moi... » et il m'inscrit sur un bout de papier ses coordonnées. Un passant me laisse sa carte de visite si j'ai besoin de son témoignage. Une vieille dame s'inquiète de mon état.
J'agite les jambes, je tourne en tous sens la tête, j'étends les bras pour vérifier qu'aucune douleur ne se manifeste, l'émotion passée.
La jeune femme reste un long moment comme prostrée sur son volant. Elle me rejoint enfin pour s'informer de mon état. Coup de bol absolu : le choc à 60km/h ne m'a laissé qu'une infime égratignure sur le mollet, sans plaie ni hématome. Tout semble aller bien. On me conseille malgré tout d'aller à la pharmacie d'en face pour vérifier le fonctionnement de base. La pharmacienne m'indique l'hôpital Saint-Joseph tout près pour passer une radio de la jambe. Je m'y rends avec la jeune femme de la voiture. Le résultat confirme l'absence de traumatisme. Le seul dommage apparent : deux centimètres carrés de velours noir râpé à mon pantalon.

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